La fable des abeilles
Véritable mythologie de la société libérale, nul ne doit lire ce texte s'il n'est équipé d'un sérieux sens critique.
Attention, ça pique...
Bernard Mandeville
La Fable des abeilles
La ruche murmurante ou les fripons devenus honnêtes gens
Un
nombreux essaim d’abeilles habitait une ruche spacieuse. Là, dans une
heureuse abondance, elles vivaient tranquilles. Ces mouches, célèbres
par leurs lois, ne l’étaient pas moins par le succès de leurs armes, et
par la manière dont elles se multipliaient. Leur domicile était un
séminaire parfait de science et d’industrie. Jamais abeilles ne
vécurent sous un plus sage gouvernement : cependant, jamais il n’y en
eut de plus inconstantes et de moins satisfaites. Elles n’étaient, ni
les malheureuses esclaves d’une dure tyrannie, ni exposées aux cruels
désordres de la féroce démocratie. Elles étaient conduites par des rois
qui ne pouvaient errer, parce que leur pouvoir était sagement borné par
les lois.
Ces insectes, imitant tout ce qui se fait à la ville, à
l’armée ou au barreau, vivaient parfaitement comme les hommes et
exécutaient, quoiqu’en petit, toutes leurs actions. Les merveilleux
ouvrages opérés par l’adresse incomparable de leurs petits membres,
échappaient à la faible vue des humains : cependant il n’est parmi
nous, ni machine, ni ouvriers, ni métiers, ni vaisseaux, ni citadelles,
ni armes, ni artisans, ni ruses, ni science, ni boutiques, ni
instruments, en un mot, il n’y a rien de tout ce qui se voit parmi les
hommes dont ces animaux industrieux ne se servissent aussi. Comme donc
leur langage nous est inconnu, nous ne pouvons parler de ce qui les
concerne qu’en employant nos expressions. L’on convient assez
généralement qu’entre autres choses dignes d’être remarquées, ces
animaux ne connaissaient point l’usage des cornets ni des dés ; mais
puisqu’ils avaient des rois, et par conséquent des gardes, on peut
naturellement présumer qu’ils connaissaient quelque espèce de jeux.
Vit-on en effet jamais d’officiers et de soldats qui s’abstînssent de
cet amusement ?
La fertile ruche était remplie d’une multitude
prodigieuse d’habitants, dont le grand nombre contribuait même à la
prospérité commune. Des millions étaient occupés à satisfaire la vanité
et l’ambition d’autres abeilles, qui étaient uniquement employées à
consumer les travaux des premières. Malgré une si grande quantité
d’ouvriers, les désirs de ces abeilles n’étaient pas satisfaits. Tant
d’ouvriers, tant de travaux, pouvaient à peine fournir au luxe de la
moitié de la nation.
Quelques-uns, avec de grands fonds et très peu
de peines, faisaient des gains très considérables. D’autres, condamnés
à manier la faux et la bêche, ne gagnaient leur vie qu’à la sueur de
leur visage et en épuisant leurs forces par les occupations les plus
pénibles. L’on en voyait cependant d’autres (A) qui s’adonnaient à des
emplois tout mystérieux, qui ne demandaient ni apprentissage, ni fonds,
ni soins.
Tels étaient les chevaliers d’industrie, les parasites,
les courtiers d’amour, les joueurs, les filous, les faux-monnayeurs,
les empiriques, les devins et, en général tous ceux qui haïssant la
lumière tournaient par de sourdes pratiques à leur avantage, le travail
de leurs voisins ? qui incapables eux-mêmes de tromper étaient moins
défiants. On appelait ces gens-là (B) des fripons : mais ceux dont
l’industrie était plus respectée, quoique dans le fond peu différents
des premiers, recevaient un nom plus honorable. Les artisans de chaque
profession, tous ceux qui exerçaient quelque emploi, ou quelque charge,
avaient quelque espèce de friponnerie qui leur était propre. C’était
les subtilités de l’art, et les tours de bâton.
Comme s’ils
n’eussent pu, sans l’instruction d’un procès, distinguer le légitime
d’avec l’illégitime, ils avaient des jurisconsultes occupés à
entretenir des animosités, et à susciter de mauvaises chicanes. C’était
le fin de leur art. Les lois leur fournissaient des moyens pour ruiner
leurs parties et pour profiter adroitement des biens engagés.
Uniquement attentifs à tirer de précieux honoraires, ils ne
négligeaient rien pour empêcher qu’on ne terminât par voie
d’accommodement les difficultés. Pour défendre une mauvaise cause, ils
épluchaient les lois avec la même exactitude et dans le même but que
les voleurs examinent les maisons et les boutiques. C’était uniquement
pour découvrir l’endroit faible dont ils pourraient se prévaloir.
Les
médecins préféraient la réputation à la science, et les richesses au
rétablissement de leurs malades. La plupart, au lieu de s’appliquer à
l’étude des règles de l’art, s’étudiaient à prendre une démarche
composée. Des regards graves, un air pensif, étaient tout ce qu’ils
possédaient pour se donner la réputation de gens doctes. Tranquilles
sur la santé des patients, ils travaillaient seulement à acquérir les
louanges des accoucheuses, des prêtres, et de tous ceux qui vivaient du
produit des naissances ou des funérailles. Attentifs à ménager la
faveur du sexe babillard, ils écoutaient avec complaisance les vieilles
recettes de la tante de Madame. Les chalands et toute leur famille
étaient soigneusement ménagés. Un sourire affecté, des regards
gracieux, tout était mis en usage et servait à captiver ces esprits
déjà prévenus. Il n’y avait pas même jusques aux gardes dont ils ne
souffrirent les impertinences.
Entre le grand nombre des Prêtres de
Jupiter, gagés pour attirer sur la ruche la bénédiction d’en haut, il
n’y en avait que bien peu qui eussent de l’éloquence et du savoir. La
plupart étaient même aussi emportés qu’ignorants. On découvrait leur
paresse, leur incontinence, leur avarice et leur vanité, malgré les
soins qu’ils prenaient pour dérober aux yeux du public ces défauts. Ils
étaient fripons comme des tailleurs, et intempérants comme des
matelots. Quelques-uns à face blême, couverts d’habits déchirés,
priaient mystiquement pour avoir du pain. Ils espéraient de recevoir de
plus grosses récompenses ; mais à la lettre ils n’obtenaient que du
pain. Et tandis que ces sacrés esclaves mouraient de faim, les
fainéants pour qui ils officiaient étaient bien à leur aise. On voyait
sur leurs visages de prospérité, la santé et l’abondance dont ils
jouissaient.
(C) Les soldats qui avaient été mis en fuite, étaient
comblés d’Honneur, s’ils avaient le bonheur d’échapper à l’épée
victorieuse, quoiqu’il y en eut plusieurs qui fussent de vrais
poltrons, qui n’aimaient point le carnage. Si quelque vaillant général
mettait en déroute les ennemis, il se trouvait quelque personne qui,
corrompue par des présents, facilitait leur retraite. Il y avait des
guerriers qui affrontant le danger, paraissaient toujours dans les
endroits les plus exposés. D’abord ils y perdaient une jambe, ensuite
ils y laissaient un bras, et enfin, lorsque toutes ces diminutions les
avaient mis hors d’état de servir, on les renvoyait honteusement à la
demi-paye ; tandis que d’autres, qui plus prudents n’allaient jamais au
combat, tiraient la double paye, pour rester tranquilles chez eux.
Leurs
Rois étaient à tous égards mal servis. Leurs propres Ministres les
trompaient. Il y en avait à la vérité plusieurs qui ne négligeaient
rien pour avancer les intérêts de la couronne ; mais en même temps ils
pillaient impunément le trésor qu’ils travaillaient à enrichir. Ils
avaient l’heureux talent de faire une très belle dépense, quoique leurs
appointements fussent très chétifs ; et encore se vantaient-ils d’être
fort modestes. Donnaient-ils trop d’étendue à leurs droits ? ils
appelaient cela leurs tours de bâton. Et même s’ils craignaient qu’on
ne comprît leur jargon, ils se servaient du terme d’Emoluments, sans
qu’ils voulussent jamais parler naturellement et sans déguisement de
leurs gains.
(D) Car il n’y avait pas une abeille qui ne se fut très
bien contentée, je ne dis pas de ce que gagnaient effectivement ces
ministres, mais seulement de ce qu’ils laissaient paraître de leurs
gains. (E) Ils ressemblaient à nos joueurs qui, quoiqu’ils aient joué
beau jeu, ne diront cependant jamais en présence des perdants tout ce
qu’ils ont gagné.
Qui pourrait détailler toutes les fraudes qui se
commettaient dans cette ruche ? Celui qui achetait des immondices pour
engraisser son pré, les trouvait falsifiés d’un quart de pierres et de
mortier inutiles et encore, quoique dupe, il n’aurait pas eu bonne
grâce d’en murmurer, puisqu’à son tour il mêlait parmi son beurre une
moitié de sel.
La justice même, si renommée pour sa bonne foi
quoiqu’aveugle, n’en était pas moins sensible au brillant éclat de
l’or. Corrompue par des présents, elle avait souvent fait pencher la
balance qu’elle tenait dans sa main gauche. Impartiale en apparence,
lorsqu’il s’agissait d’infliger des peines corporelles, de punir des
meurtres et d’autres grands crimes, elle avait même souvent condamné au
supplice des gens qui avaient continué leurs friponneries après avoir
été punis du pilori. Cependant on croyait communément que l’épée
qu’elle portait ne frappait que les abeilles qui étaient pauvres et
sans ressources ; et que même cette déesse faisait attacher à l’arbre
maudit des gens qui, pressés par la fatale nécessité, avaient commis
des crimes qui ne méritaient pas un pareil traitement. Par cette
injuste sévérité, on cherchait à mettre en sûreté le grand et le riche.
Chaque ordre était ainsi rempli de vices, mais
la Nation même jouissait d’une heureuse prospérité. Flattée dans la
paix, on la craignait dans la guerre. Estimée chez les étrangers, elle
tenait la balance des autres ruches. Tous ses membres à l’envi
prodiguaient pour sa conservation leurs vies et leurs biens. Tel était
l’état florissant de ce peuple. Les vices des particuliers
contribuaient à la félicité publique. (F) Dès que la vertu, instruite
par les ruses politiques, eut appris mille heureux tours de finesse, et
qu’elle se fut liée d’amitié avec le vice (G), les plus scélérats
faisaient quelque chose pour le bien commun.
Les fourberies de
l’Etat conservaient le tout, quoique chaque citoyen s’en plaignît.
L’harmonie dans un concert résulte d’une combinaison de sons qui sont
directement opposés. (H) Ainsi les membres de la société, en suivant
des routes absolument contraires, s’aidaient comme par dépit. La
tempérance et la sobriété des uns facilitait l’ivrognerie et la
gloutonnerie des autres. (I) L’avarice, cette funeste racine de tous
les maux, ce vice dénaturé et diabolique, était esclave (K) du noble
défaut de la prodigalité. (L) Le luxe fastueux occupait des millions de
pauvres. (M) La vanité, cette passion si détestée, donnait de
l’occupation à un plus grand nombre encore. (N) L’envie même et
l’amour-propre, ministres de l’industrie, faisaient fleurir les arts et
le commerce. Les extravagances dans le manger et dans la diversité de
mets, la somptuosité dans les équipages et dans les ameublements,
malgré leur ridicule, faisaient la meilleure partie du négoce.
Toujours
inconstant, ce peuple changeait de lois comme de modes. Les règlements
qui avaient été sagement établis étaient annulés et on leur en
substituait bientôt de tout opposés. Cependant en altérant ainsi leurs
anciennes lois et en les corrigeant, ils prévenaient des fautes
qu’aucune prudence n’aurait pu prévoir.
C’est ainsi que le vice
produisant la ruse, et que la ruse se joignant à l’industrie, on vit
peu à peu la ruche abonder de toutes les commodités de la vie. (O) Les
plaisirs réels, les douceurs de la vie, l’aise et le repos étaient
devenus des biens si communs que (P) les pauvres mêmes vivaient plus
agréablement alors que les riches ne le faisaient auparavant. On ne
pouvait rien ajouter au bonheur de cette société.
Mais hélas !
quelle n’est pas la vanité de la félicité des pauvres mortels ? A peine
ces abeilles avaient-elles goûté les prémices du bonheur, qu’elles
éprouvèrent qu’il est même au dessus du pouvoir des Dieux de rendre
parfait le séjour terrestre. La troupe murmurante avait souvent
témoigné qu’elle était satisfaite du gouvernement et des ministres ;
mais au moindre revers, elle changea d’idées. Comme si elle eût été
perdue sans retour, elle maudit les politiques, les armées et les
flottes. Ces Abeilles réunissant leurs plaintes, on entendait de tous
côtés ces paroles : Maudites soient toutes les fourberies qui règnent
parmi nous. Cependant chacune se les permettait encore ; mais chacune
avait la cruauté de ne vouloir point en accorder l’usage aux autres.
Un
personnage qui avait amassé d’immenses richesses en trompant son
Maître, le Roi et le Pauvre, osait crier de toute sa force : Le pays ne
peut manquer de périr pour toutes ses injustices. Et qui pensez-vous
que fut ce rigide sermoneur ? C’était un gantier qui avait vendu toute
sa vie et qui vendait actuellement des peaux de mouton pour des
cabrons. Il ne faisait pas la moindre chose dans cette société qui ne
contribuât au bien public. Cependant tous les fripons criaient avec
impudence : Bon Dieux ! accordez-nous seulement la probité.
Mercure
ne put s’empêcher de rire à l’ouïe d’une prière si effrontée. Les
autres Dieux dirent qu’il y avait de la stupidité à blâmer ce que l’on
aimait. Mais Jupiter, indigné de ces prières, jura enfin que cette
troupe criailleuse serait délivrée de la fraude dont elle se plaignait.
Il
dit : Au même instant l’honnêteté s’empara de tous les cœurs. Semblable
à l’arbre instructif, elle dévoila les yeux de chacun, elle leur fit
apercevoir ces crimes qu’on ne peut contempler sans honte. Ils se
confessaient coupables par leurs discours et surtout par la rougeur
qu’excitait sur leurs visages l’énormité de leurs crimes. C’est ainsi
que les enfants qui veulent cacher leurs fautes, trahis par leur
couleur, s’imaginent que dès qu’on les regarde, on lit sur leur visage
mal assuré la mauvaise action qu’ils ont faite.
c’est le dieu des Larrons
Mais
grand Dieux ! quelle consternation ! quel subit changement ! En moins
d’une heure le prix des denrées diminua partout. Chacun, depuis le
Ministre d’Etat jusqu’au Villageois arracha le masque d’hypocrisie qui
le couvrait. Quelques-uns, qui étaient très bien connus auparavant,
parurent des étrangers quand ils eurent pris des manières naturelles.
Dès
ce moment, le Barreau fut dépeuplé. Les débiteurs acquittaient
volontairement leurs dettes, sans en excepter même celles que leurs
créditeurs avaient oubliées. On les cédait généreusement à ceux qui
n’étaient pas en état de les satisfaire. S’élevait-il quelque
difficulté, ceux qui avaient tort restaient modestement dans le
silence. On ne voyait plus de procès où il entrât de la mauvaise foi et
de la vexation. Personne ne pouvait plus acquérir des richesses. La
vertu et l’honnêteté régnaient dans la Ruche. Qu’est-ce donc que les
avocats y auraient fait ? Aussi tous ceux qui avant la révolution
n’avaient pas eu le bonheur de gagner du bien, désespérés ils pendaient
leur écritoire à leur côté et se retiraient.
La justice, qui
jusqu’alors avait été occupée à faire pendre certaines personnes, avait
donné la liberté à ceux qu’elle tenait prisonniers. Mais dès que les
prisons eurent été nettoyées, la déesse qui y préside devenant inutile,
elle se fit contraint de se retirer avec son train et tout son bruyant
attirail. D’abord paraissaient quelques SERRURIERS chargés de serrures,
de verrous, de grilles, de chaînes et de portes garnies de barres de
fer. Ensuite venaient les Geôliers, les GUICHETIERS et leurs suppôts.
La déesse paraissait alors précédée de son fidèle ministre l’écuyer
Carnifex, le grand exécuteur de ses ordres sévères. Il n’était point
armé de son épée imaginaire*, à la place il portait la hache et la
corde. Dame Justice aux yeux bandés, assise sur un nuage, fut chassée
dans les airs accompagnée de ce cortège. Autour de son char et derrière
il y avait ses sergents, huissiers, et ses domestiques de toute espèce
qui se nourrissent des larmes des infortunés.
* On ne se sert dans
les Exécutions en Angleterre que de la Hache pour trancher la tête,
jamais de l’Epée. C’est pour cela qu’il donne le nom d’imaginaire à
cette Epée qu’on attribue au Bourreau.
La RUCHE avait des
MEDECINS, tout comme avant la révolution. Mais la médecine, cet art
salutaire, n’était plus confiée qu’à d’habiles gens. Ils étaient en si
grand nombre, et si bien répandus dans la ruche qu’ils n’y en avait
aucun qui eut besoin de se servir de voiture. Leurs vaines disputes
avaient cessé. Le soin de délivrer promptement les patients était ce
qui les occupait uniquement. Pleins de mépris pour les drogues qu’on
apporte des pays étrangers, ils se bornaient aux simples que produit le
pays. Persuadés que les Dieux n’envoient aucune maladie aux Nations
sans leur donner en même temps les vrais remèdes, ils s’attachaient à
découvrir les propriétés des plantes qui croissaient chez eux.
LES
RICHES ECCLESIASTIQUES, revenus de leur honteuse paresse ne faisaient
plus desservir leurs églises par des abeilles prises à la journée. Ils
officiaient eux-mêmes. La probité dont ils étaient animés les engageait
à offrir des prières et des sacrifices. Tous ceux qui ne se sentaient
pas capables de s’acquitter de ces devoirs ou qui croyaient qu’on
pouvait se passer de leurs soins, résignaient sans délai leurs emplois.
Il n’y avait pas assez d’occupation pour tant de personnes, si même il
en restait pour quelques-uns. Le nombre en diminua donc
considérablement. Ils étaient tous modestement soumis au GRAND PRETRE,
qui uniquement occupé des affaires religieuses, abandonnait aux autres
les affaires d’Etat. Le chef sacré, devenu charitable, n’avait pas la
dureté de chasser de sa porte les pauvres affamés. Jamais on
n’entendait dire qu’il retranchât quelque chose du salaire de
l’indigent. C’était au contraire chez lui que l’affamé trouvait de la
nourriture, le mercenaire du pain, l’ouvrier nécessiteux sa table et
son lit.
Le changement ne fut pas moins considérable parmi les
premiers ministres du roi et tous les officiers subalternes. (Q)
Economes et tempérants alors, leurs pensions leur suffisaient pour
vivre. Si une pauvre Abeille fut venue dix fois pour demander le juste
paiement d’une petite somme, et que quelques Commis bien payé l’eut
obligé, ou de lui faire présent d’un écu, ou de ne jamais recevoir son
paiement, on aurait ci-devant appelé une pareille alternative, le tour
de bâton du commis ; mais pour lors on lui aurait tout naturellement
donné le nom de friponnerie manifeste.
Une SEULE Personne suffisait
pour remplir les places qui en exigeaient trois avant l’heureux
changement. On n’avait plus besoin de donner des collègues pour
éclairer les actions de ceux à qui l’on confiait le maniement des
affaires. Les magistrats ne se laissaient plus corrompre ? et ils ne
cherchaient plus à faciliter les larcins des autres. Un seul faisait
alors mille fois plus d’ouvrage que plusieurs n’en faisaient auparavant.
(R)*
Il n’y avait plus d’honneur à faire figure aux dépens de ses
créditeurs. Les Livrées étaient pendues dans les boutiques des
Fripiers. Ceux qui brillaient par la magnificence de leurs carrosses
les vendaient pour peu de chose. La noblesse se défaisait de tous ses
superbes chevaux si bien appariés, et même de leurs campagnes pour
payer leurs dettes.
On évitait la vaine dépense avec le même soin
qu’on fuyait la fraude. On n’entretenait plus d’Armée dehors. Méprisant
l’estime des étrangers, et la gloire frivole qui s’acquiert par les
armes, on ne combattait plus que pour défendre la patrie contre ceux
qui en voulaient à ses droits et à sa liberté.
Jetez présentement
les yeux sur la ruche glorieuse. Contemplez l’accord admirable qui
règne entre les commerces et la bonne foi. Les obscurités qui
couvraient ce spectacle ont disparu. Tout se voit à découvert. Que les
choses ont changé de face !
Ceux qui faisaient des dépenses
excessives et tous ceux qui vivaient de ce luxe furent forcés de se
retirer. En vain ils tentèrent de nouvelles occupations ; elles ne
purent leur fournir le nécessaire.
Le prix des fonds et des
bâtiments tomba. Les palais enchantés dont les murs semblables à ceux
de Thèbes avaient été élevés par la musique, étaient déserts*. Les
grands qui auraient mieux aimé perdre la vie que de voir effacer les
titres fastueux gravés sur leurs superbes portiques, se moquaient
aujourd’hui de ces vaines inscriptions. L’architecture, cet art
merveilleux, fut entièrement abandonné. Les artisans ne trouvaient plus
personne qui voulut les employer. (S)* Les peintres ne se rendaient
plus célèbres par leur pinceau. Le sculpteur, le graveur, le ciseleur
et le statuaire n’étaient plus nommés dans la Ruche.
*L’auteur veut parler des Bâtiments élevés pour
l’Opéra et la Comédie. Amphion, après avoir chassé Cadmus et sa Femme
du lieu de leur demeure, y bâtit la Ville de Thèbes, en y attirant les
pierres avec ordre et mesure, par l’harmonie merveilleuse de son divin
Luth.
Le peu d’abeilles qui restèrent vivaient chétivement. On
n’était plus en peine comment on dépenserait son argent, mais comment
on s’y prendrait pour vivre. En payant leur compte à la taverne, elles
prenaient la résolution de n’y remettre jamais le pied. On ne voyait
plus de salope cabaretière qui gagnât assez pour porter des habits de
drap d’or. Torcol ne donnait plus de grosses sommes pour avoir du
Bourgogne et des ortolans. Le courtisan qui se piquant de régaler le
jour de Noël sa maîtresse de pois verts, dépensait en deux heures
autant qu’une compagnie de cavalerie aurait dépensé en deux jours, plia
bagage, et se retira d’un si misérable pays.
(T)* La fière Cloé dont
les grands airs avaient autrefois obligé son trop facile mari de piller
l’Etat, vend à présent son équipage composé des plus riches dépouilles
des Indes. Elle retranche sa dépense et porte toute l’année le même
habit. Le siècle léger et changeant est passé. Les modes ne se
succèdent plus avec cette bizarre inconstance. Dès lors, tous les
ouvriers qui travaillaient les riches étoffes de soie et d’argent et
tous les artisans qui en dépendent, se retirent. Une paix profonde
règne dans ce séjour ; elle a à sa suite l’abondance. Toutes les
manufactures qui restent ne fabriquent que des étoffes les plus simples
; cependant elles sont toutes fort chères. La nature bienfaisante
n’étant plus contrainte par l’infatigable jardinier, elle donne, à la
vérité, ses fruits dans sa saison ; mais aussi elle ne produit plus ni
raretés, ni fruits précoces
A mesure que la vanité et le luxe
diminuaient, on voyait les anciens habitants quitter leur demeure. Ce
n’était plus ni les marchands, ni les compagnies qui faisaient tomber
les manufactures, c’était la simplicité et la modération de toutes les
abeilles. Tous les métiers et tous les arts étaient négligés. Le
contentement, cette peste de l’industrie, leur fait admirer leur
grossière abondance. Ils ne recherchent plus la nouveauté, ils
n’ambitionnent plus rien.
C’est ainsi que la ruche étant presque
déserte, ils ne pouvaient se défendre contre les attaques de leurs
ennemis cent fois plus nombreux. Ils se défendirent cependant avec
toute la valeur possible, jusqu’à ce que quelques-uns d’entre eux
eussent trouvé une retraite bien fortifiée. C’est là qu’ils résolurent
de s’établir ou de périr dans l’entreprise. Il n’y eut aucun traître
parmi eux. Tous combattirent vaillamment pour la cause commune. Leur
courage et leur intégrité furent enfin couronnés de la victoire.
Ce
triomphe leur coûta néanmoins beaucoup. Plusieurs milliers de ces
valeureuses abeilles périrent. Le reste de l’essaim, qui s’était
endurci à la fatigue et aux travaux, crut que l’aise et le repos qui
mettait si fort à l’épreuve leur tempérance, était un vice. Voulant
donc se garantir tout d’un coup de toute rechute, toutes ces abeilles
s’envolèrent dans le sombre creux d’un arbre où il ne leur reste de
leur ancienne félicité que le Contentement et l’Honnêteté.
La ruche murmurante ou les fripons devenus honnêtes gens
Quittez
donc vos plaintes, mortels insensés ! (X) En vain vous cherchez à
associer la grandeur d’une Nation avec la probité. Il n’y a que des
fous qui puissent se flatter (Y) de jouir des agréments et des
convenances de la terre, d’être renommés dans la guerre, de vivre bien
à son aise et d’être en même temps vertueux. Abandonnez ces vaines
chimères. Il faut que la fraude, le luxe et la vanité subsistent, si
nous voulons en retirer les doux fruits. La faim est sans doute une
incommodité affreuse. Mais comment sans elle pourrait se faire la
digestion d’où dépend notre nutrition et notre accroissement. Ne
devons-nous pas le vin, cette excellent liqueur, à une plante dont le
bois est maigre, laid et tortueux ? Tandis que ses rejetons négligés
sont laissés sur la plante, ils s’étouffent les uns les autres et
deviennent des sarments inutiles. Mais si ces branches sont étayées et
taillées, bientôt devenus fécondes, elles nous font part du plus
excellent des fruits.
C’est ainsi que l’on trouve le vice
avantageux, lorsque la justice l’émonde, en ôte l’excès, et le lie. Que
dis-je ! Le vice est aussi nécessaire dans un Etat florissant que la
faim est nécessaire pour nous obliger à manger. Il est impossible que
la vertu seule rende jamais une Nation célèbre et glorieuse. Pour y
faire revivre l’heureux Siècle d’Or, il faut absolument outre
l’honnêteté reprendre le gland qui servait de nourriture à nos premiers
pères.